Alors qu’il est sur le point de mourir de froid, Frankenstein est recueilli sur le bateau de Robert Walton, auquel il raconte son histoire. Le jeune savant Victor Frankenstein se demande quelle est « l’essence même de la vie » et décide de donner corps à un être vivant de toutes pièces. Sa création s’avère un monstre qui mesure plus de deux mètres ; il possède une peau jaune qui laisse voir ses muscles et veines, un visage ridé, des cheveux abondants d’un noir brillant, des dents blanches et des yeux sans couleur. Une fois sa réalisation terminée, par peur de la laideur de la créature qu’il a fabriquée, Frankenstein prend la fuite, abandonnant son monstre. Ce dernier cherche à survivre et subit le dégoût et l’horreur à cause de son apparence de la part de gens dans les lieux qu’il traverse. Il décide de vivre caché pour survivre et s’installe, dans une cave, sans qu’elle apprenne sa présence, près d’une famille française composée d’un père aveugle et de ses deux enfants. Il s’instruit grâce à elle, il s’attache à ses membres et tente de se faire aimer d’eux. Tout se passe bien, tant qu’il reste invisible, mais lorsqu’il décide de se manifester auprès de la famille, seul le vieil aveugle pour discerner vraiment sa bonté en sa présence. Ses bonnes actions n’effacent pas son aspect hideux et il se fait chasser. À partir de cet événement, le comportement du Monstre commence à changer.
Au cœur de l’histoire se trouve la notion de monstruosité et plus encore la question de ce qui représente un être différent. La réponse semble signifier que l’on n’est pas un monstre à sa naissance, mais qu’on le devient par le regard des autres. Frankenstein ne pourra jamais admettre cette réalité et préfèrera croire qu’il a créé un monstre en l’amenant à la vie. La vérité semble plus complexe que Victor ne veut l’accepter. La laideur de l’être qu’il a engendré reste la raison essentielle pour laquelle il le fuit et l’abandonne. Mais cette laideur, il l’a lui-même conçue. Ce qui semble curieux c’est qu’il ne la perçoit qu’au moment où le corps s’anime. Cet aspect externe amène Victor à observer sa création comme un être malveillant bien avant qu’elle ne fasse le moindre mal à qui que ce soit. Frankenstein apparaît comme un parent monstrueux, car il refuse d’élever son enfant. Il ne découvrira que bien tardivement l’esprit raffiné de sa création, son intelligence et sa capacité au bien, mais il sera trop tard : les meurtres ont commencé et lui permettent de légitimer a posteriori son abandon. De taille géante, la créature est pourvue d’une peau qui lui donne l’aspect d’une momie, son apparence terrifie tous ceux qui l’aperçoivent et elle l’exclut du monde. L’étendue de cette répugnance suggère que quelque chose d’indescriptible dans cette laideur se dégage de lui quelque chose qui prouve qu’il n’est pas un être naturel. Quoi qu’il en soit, la réaction des gens à sa vue fait éclater l’agressivité de l’homme. Le monstre est, au début, un être pur qui croit à la bonté des personnes ; les trouvant charmants à l’extérieur, il s’attend à ce qu’ils le soient aussi à l’intérieur. Mais, les êtres physiquement beaux se révèlent barbares et cruels, alors que l’homme au physique repoussant recèle une âme innocente.
L’origine de notre projet de création a débuté par la découverte du roman Frankenstein de Marie Shelley, femme de lettres née à la fin du 18e siècle qui atteint la notoriété en 1818 avec ce roman qu’elle a commencé à rédiger à 18 ans. Le livre trouve son origine en juin 1816 pendant le séjour en Suisse d’un groupe de jeunes écrivains romantiques, parmi lesquels Mary Wollstonecraft Godwin, future Marie Shelley, Percy Shelley qui est son amant et futur mari, et leur ami Lord Byron. Ce dernier propose, pour passer le temps, que chacun invente une histoire d’épouvante et c’est Mary qui signe avec Frankenstein ou le Prométhée moderne le texte le plus élaboré et le plus abouti. Frankenstein relate la création par un jeune savant suisse, Victor Frankenstein, d’un être vivant assemblé avec des parties de chairs mortes. Horrifié par l’aspect hideux de l’être auquel il a donné la vie, Frankenstein abandonne lâchement son « monstre » qui devient rapidement victime de la ségrégation des hommes. Par la suite, la créature, douée d’intelligence, se venge du rejet de son créateur et de la persécution de la société.
L’œuvre est très connue, mais cette notoriété est brouillée par la confusion du public entre le créa-teur et sa créature. Frankenstein n’est pas le nom de la « créature », mais celui de son créateur. Le monstre dans le récit ne possède pas de nom, à dessein. Cette première méprise courante sur cet antihéros maudit se montre révélatrice et prend tout son sens au fur et à mesure de la narration. Le trouble s’inscrit dans le désir de Mary Shelley de régir son histoire autour de nombreuses duali-tés : conscience de soi/volonté, science/morale, créature/créateur, inné/acquis, et ce pour un unique but : questionner les frontières de l’humain, Mary Shelley s’attache la première à y parve-nir. En effet, contrairement aux attentes légitimes, la créature de Mary Shelley est pourvue d’une ra-tionalité très poussée, et convainc d’ailleurs son créateur sur bien des sujets. Elle présente tous les attraits d’un être humain, seulement de manière plus intense : haine, amour, rancune, volonté… Alors même si on l’a décrit comme un « monstre » rejeté par tous les villageois, cette créature pos-sède bien des traits humains, car elle dévoile tout au long du roman la conscience de soi et sa vo-lonté. En revanche, Victor est implicitement caractérisé par Shelley comme un monstre, ne prêtant aucune attention aux conséquences de ses actes. En effet, la création de la vie obnubile Victor Frankenstein, il n’écoute personne, ni sa famille ni sa fiancée, ce qui entraînera des événements désastreux. Obsédé par son ambition, il parait incapable de faire preuve de rationalité ni de pren-dre du recul. C’est ainsi qu’il est le premier à prendre la fuite lorsqu’il réalise son expérience, laissant en liberté totale une créature, certes monstrueuse, mais surtout sans repères. De plus, il cède au discours du monstre qui lui implore une partenaire, sans penser aux conséquences. C’est d’ailleurs lui qui re-viendra sur sa décision en détruisant sa seconde création et en disparaissant, ce qui enragera le monstre et deviendra la cause de la mort de son ami Henry Clerval et de sa fiancée Elizabeth. Ainsi, tout au long du roman, Mary Shelley interroge les frontières de notre humanité en inversant subtilement les rôles entre créateur et création. Elle confère à un monstre davantage de qualités et de conscience de ses actes qu’à un propre humain. À la toute fin du récit, elle suggère que la créa-tion est devenue plus humaine que le créateur. En effet, en observant Victor mourir, le monstre éprouve des remords et de la haine contre lui-même, ce dont Victor n’a jamais su faire preuve.
Le système narratif est fondé sur une série de récits en abyme enchâssés les uns dans les autres. Le cadre général de l’œuvre se situe lors d’une tentative d’exploration polaire menée par Robert Walton ; à l’intérieur de l’exposé de son périple à travers des lettres envoyées à sa sœur restée en Angleterre s’insère l’histoire de la vie de Victor Frankenstein, recueilli par le navigateur sur la banquise ; enfin, cette dernière recèle la narration donnée à Frankenstein par le monstre, en particulier des tourments qu’il a endurés. L’envie de faire connaitre l’œuvre originale, la première version, et non les variantes suivantes édulcorées, tronquées, fausses ou surinterprétées, nous a poussés à écrire une adaptation pour la scène de cette aventure romanesque et baroque. Le projet peut sembler audacieux avec le défi de vouloir exalter une œuvre littéraire racontée de manière épistolaire et de la transcrire pour la scène en utilisant au mieux toutes les conventions théâtrales et en rompant définitivement avec l’unité de lieu et de temps. Cette unité éclate dès le commencement de l’histoire. En ce sens, notre spectacle peut se voir comme une déclaration d’amour à la liberté offerte par le théâtre.
« J’appelle convention au théâtre l’usage et la combinaison infinie de signes et de moyens très limités, qui donnent à l’esprit une liberté sans limites et laissent à l’imagination du poète toute sa fluidité. » Jacques Copeau
Le théâtre a une fonction descriptive comme la représentation de la société, comme une chance de comprendre l’âme humaine et une fonction pédagogique, celle de faire passer des idées, une philosophie. Ce sont ses fonctions cathartique et métaphysique que nous privilégierons à travers notre création. La notion de catharsis qui vient du grec « purifier » sous-entend que le théâtre peut permettre d’évacuer les sentiments négatifs ou mauvais quand ils sont joués sur scène, quant à la fonction métaphysique du théâtre, elle se manifeste par représentation de l’être humain face à des problématiques essentielles à son statut d’humain comme le destin, le temps, la mort, la parentalité, la solitude, l’éducation, la culture…
Victor Frankenstein est un scientifique, mais aussi un étudiant de l’occulte, obsédé par la réalisation du plus grand défi possible dans le monde scientifique : faire revivre un cadavre. Mais son succès entraînera sa condamnation : la création d’un monstre terrifiant qui veut se venger de son créateur à qui il reproche d’être le responsable du rejet qu’il produit envers chacun. Sa créature se retourne contre lui et tout ce qu’il aime. Le monstre, malade de solitude, demande à son « père » une compagne et en échange il lui promet de disparaitre à jamais, mais Victor refuse sa demande, puis accepte, et en définitive détruit sa nouvelle création. Désormais, la seule chose qui peut apporter la paix et le repos se révèle la fin de l’un des deux. La métaphore derrière cette aventure se présente comme un portrait sur la peur, la singularité, du différent, de l’altérité et aussi un plaidoyer contre l’intolérance. La combinaison du fantastique et de l’horreur, du récit gothique et de l’histoire philosophique fait également partie de son grand succès et continue de fasciner les publics qui découvrent l’œuvre. Frankenstein de Marie Shelley aborde une pléiade de thèmes philosophiques, la création de la vie à partir de cadavres, la responsabilité du savant vis-à-vis de ses recherches et expériences. Quel doit être le rôle d’un parent, d’un père ? Le roman aborde la discrimination à cause de la différence. Le récit offre autant de sujets à la réflexion du public, et reste d’actualité et moderne malgré le temps qui nous sépare de l’écriture du roman.
Le choix de préserver une langue élégante est un autre défi qui s’est présenté à notre travail d’adaptation : celui de rendre conciliable aux caractéristiques du théâtre un récit de provenance littéraire et nous avons conservé dans les dialogues les subtilités et les richesses de la langue. Nous avons choisi de laisser les personnages s’exprimer dans un langage soutenu sans chercher à le moderniser. Les dialogues ne sont pas banalisés ni normalisés à notre époque. L’élégance du verbe permet de notre point de vue de garder une certaine distance qui favorise l’esprit critique. Frankenstein est une tragédie moderne et baroque et l’époque des faits n’est pas identifiable.